Texte original d’un entretien paru en portugais dans Nova Escola (Brasil), Setembro de 2000, pp.19-31
Propos recueillis par Paola Gentile et Roberta Bencini
Une compétence est la faculté de mobiliser un ensemble de ressources cognitives (savoirs, capacités, informations, etc) pour faire face avec pertinence et efficacité à une famille de situations. Trois exemples plus concrets :
• savoir s’orienter son chemin dans une ville inconnue ; cette compétence mobilise la capacité de lire un plan, de repérer où l’on est, de demander des informations ou des conseils, mais aussi divers savoirs : notion d’échelle, éléments de topographie, connaissance d’un certain nombre de points de repères géographiques ;
• savoir soigner un enfant malade ; cette compétence mobilise des capacités (savoir observer des signes physiologiques, prendre la température, administrer un remède), mais aussi des savoirs : connaissance des pathologies et de leurs symptômes, des mesures d’urgence, des thérapies, des précautions à prendre, des risques, des médicaments, des services médicaux et pharmaceutiques.
• savoir voter conformément à ses intérêts ; cette compétence mobilise des capacités (savoir s’informer, savoir remplir un bulletin de vote), mais aussi des savoirs : connaissance des institutions politiques, des enjeux de l’élection, des candidats, des partis, des programmes, des politiques de la majorité au pouvoir, etc
Ce sont des exemples d’une grande banalité. D’autres compétences sont plus liées à des contextes culturels, à des métiers, à des conditions sociales. Les êtres humains ne sont pas tous confrontés aux mêmes situations. Ils développent des compétences adaptées à leur monde. La jungle des villes appelle d’autres compétences que la forêt vierge, les pauvres ont d’autres problèmes à résoudre que les riches, etc.
Certaines compétences se construisent en grande partie à l’école, d’autres pas du tout.
L’école, lorsqu’elle se préoccupe de former des compétences, donne en général la toujours donné la priorité aux ressources : capacités et connaissances. En quelque sorte, elle se soucie des “ ingrédients ” de certaines compétences, mais beaucoup moins de la mise en synergie de ces ressources dans des situations complexes.
Durant la scolarité de base, on apprend à lire, écrire, compter, mais aussi à raisonner, expliquer, résumer, observer, comparer, dessiner et des dizaines d’autres capacités générales. Et l’on assimile des connaissances disciplinaires ; mathématique, histoire, sciences, géographie, etc. Mais l’école n’éprouve pas le besoin de relier ces ressources à des situations précises de la vie.
Lorsqu’on demande pourquoi on enseigne ceci ou cela, la justification est en général fondée sur les exigences de la suite du cursus : il faut apprendre à compter pour apprendre à résoudre des problèmes, apprendre la grammaire pour apprendre à rédiger un texte, etc. Lorsqu’on fait référence à la vie, c’est de façon assez globale : on apprend pour devenir un bon citoyen, se débrouiller dans la vie, avoir un bon travail, prendre soin de sa santé.
La vogue actuelle des compétences s’ancre dans deux constats :
1. Le transfert et la mobilisation des capacités et des connaissances ne sont pas donnés “ par dessus le marché ”, il faut les travailler, les entraîner. Cela exige du temps, des démarches didactiques et des situations appropriées.
2. A l’école, on ne travaille pas assez le transfert et la mobilisation et on ne donne pas assez d’importance à cet entraînement. Il est donc insuffisant. Si bien que les élèves accumulent des savoirs, passent des examens, mais ne parviennent pas à mobiliser ces acquis dans les situations de la vie, au travail et en dehors (famille, cité, loisirs, etc.).
Ce n’est pas dramatique pour ceux qui font des études longues. C’est plus grave pour ceux qui ne vont que quelques années à l’école.
En formulant plus explicitement des objectifs de formation en termes de compétences, on lutte ouvertement contre la tentation de l’école :
• de préparer à elle-même, de marginaliser la référence à des situations de la vie ;
• et de ne pas prendre le temps d’entraîner la mobilisation des acquis en situation complexe.
L’approche par compétences est une façon de prendre au sérieux, avec d’autres mots, une problématique ancienne, celle du “ transfert de connaissances ”.
C’est un choix de société, qu’il vaudrait mieux fonder sur une connaissance étendue et actualisée des pratiques sociales. Pour élaborer un “ socle de compétences ”, il ne suffit pas de nommer une commission de rédaction. Dans certains pays, on s’est contenté de reformuler les programmes traditionnels en mettant un verbe d’action devant les connaissances disciplinaires. Là où on lisait “ enseigner le théorème de Pythagore ”, on lit maintenant “ se servir du théorème de Pythagore pour résoudre des problèmes de géométrie ”. C’est une mascarade.
La description des compétences doit partir de l’analyse des situations et de l’action et en dériver des connaissances. On va trop vite, dans tous les pays, on se lance dans la rédaction de programmes sans prendre le temps d’observer les pratiques sociales, d’identifier les situations auxquelles les gens ordinaires sont et seront vraiment confrontés. Que sait-on véritablement des compétences dont a besoin, au quotidien, un chômeur, un migrant, un handicapé, une mère célibataire, un dissident, un jeune des banlieues ?
Si le système éducatif ne prend pas le temps de reconstruire la transposition didactique, il ne questionnera pas les finalités de l’école, il se contentera de verser des contenus anciens dans un nouveau contenant.
En formation professionnelle, on établit un référentiel métier en analysant les situations de travail, puis on élabore un référentiel de compétences, qui fixe les objectifs de la formation. Rien de tel pour la formation générale.
C’est pourquoi, sous couvert de compétences, on met l’accent sur des capacités sans contexte. Résultat : on sauvegarde l’essentiel des savoirs nécessaires aux études longues, les lobbies disciplinaires sont satisfaits.
J’ai tenté l’exercice pour les compétences qui sont au fondements de l’autonomie des personnes. Cela donne huit grandes catégories de compétences : i. savoir identifier, évaluer et faire valoir ses ressources, ses droits, ses limites et ses besoins. ; ii. savoir, individuellement ou en groupe, former et conduire des projets, développer des stratégies. ; iii. savoir analyser des situations, des relations, des champs de force de façon systémique. ; iv. savoir coopérer, agir en synergie, participer à un collectif, partager un leadership. ; v. savoir construire et animer des organisations et des systèmes d’action collective de type démocratique. ; vi. savoir gérer et dépasser les conflits. ; vii. savoir jouer avec les règles, s’en servir, en élaborer. ; viii. savoir construire des ordres négociés par-delà les différences culturelles.
A l’intérieur de chacune de ces grandes catégories, il faudrait encore spécifier plus concrètement des familles de situations, par exemple “ Savoir développer des stratégies pour préserver les emplois dans les situations de restructuration de l’entreprise ”.
La formulation des compétences s’écarte alors des abstractions idéologiquement neutres. Du coup, l’unanimité est menacée et on retrouve l’idée que les objectifs de la scolarité dépendent d’un choix de société !
Je n’ai pas de réponse précise à cette question. Le mouvement est international. Dans les pays en développement, les enjeux ne sont pas les mêmes que dans les pays hyperscolarisés. L’Unesco observe sans doute que, parmi les enfants qui ont la chance d’aller à l’école au moins quelques années, il y en a trop qui en sortent sans savoir se servir de ce qu’ils y ont appris.
Il faut cesser de penser l’école de base d’abord comme une préparation aux études longues, l’envisager au contraire comme une préparation à la vie pour tous, y compris la vie d’enfant et d’adolescent, qui n’est pas simple.
Il est inutile de demander des efforts surhumains aux professeurs si le système éducatif n’a fait qu’adopter le langage des compétences, sans rien changer de fondamental. Le plus sûr indice d’un changement en profondeur, c’est l’allégement radical des contenus disciplinaires et une évaluation formative et certificative orientée clairement vers des compétences.
Comme je l’ai dit, les compétence ne tournent pas le dos aux savoirs, mais on ne peut prétendre les développer sans accorder du temps à des mises en situation. Il ne suffit pas d’ajouter une “ situation de transfert ” à la fin de chaque chapitre d’un cours conventionnel.
Si le système change, non seulement en reformulant ses programmes en termes de compétences véritables, mais en décloisonnant les disciplines, en introduisant des cycles d’apprentissage pluriannuels tout au long du cursus, en appelant à la coopération professionnelle, en invitant à une pédagogie différenciée, alors les professeurs doivent changer leurs représentations et leurs pratiques.
Pour développer des compétences, il faut avant tout travailler par problèmes et par projets, donc proposer des tâches complexes, des défis, qui incitent les élèves à mobiliser leurs acquis et dans une certaine mesure à les compléter.
Cela suppose une pédagogie active, coopérative, ouverte sur la cité ou le village. Le professeur doit cesser de penser que donner des cours est au cœur du métier ! Enseigner, aujourd’hui, devrait consister à concevoir, mettre en place et réguler des situations d’apprentissage, en suivant les principes des pédagogies actives constructivistes.
Pour les enseignants acquis à une vision constructiviste et interactionniste de l’apprentissage, travailler au développement de compétences n’est pas une rupture. L’obstacle est en amont : comment amener des professeurs habitués à faire des leçons à repenser leur métier ? Ils ne développeront des compétences qu’à la condition de se percevoir comme organisateurs de situations didactiques et d’activités qui ont du sens pour les élèves, les impliquent, tout en engendrant des apprentissages fondamentaux.
8. Quelles sont les qualités professionnelles que le professeur doit avoir pour aider ses élèves à développer des compétences ?
Avant d’avoir des compétences techniques, il devrait être capable d’identifier et de valoriser ses propres compétences, dans son métier et dans ses autres pratiques sociales, Ce qui exige un travail sur son propre rapport au savoir. Souvent, un professeur est quelqu’un qui aime le savoir pour le savoir, qui a réussi à l’école, qui à une identité disciplinaire forte dès l’enseignement secondaire. S’il arrive à “ se mettre à la place ” des élèves qui ne sont pas et ne veulent pas devenir “ comme lui ”, il commencera à chercher des moyens de les intéresser aux savoirs non en tant que tels, mais comme des outils pour comprendre le monde et agir sur lui.
La principale ressource du professeur, c’est sa posture réflexive, sa capacité d’observer, de réguler, d’innover, d’apprendre des autres, des élèves, de l’expérience. Mais bien sûr, il y des capacités plus précises :
- savoir gérer la classe comme une communauté éducative ;
- savoir organiser le travail au sein de plus vastes espaces-temps de formation (cycles, projets d’école) ;
- savoir coopérer avec des collègues, les parents, d’autres adultes ;
- savoir concevoir et faire vivre des dispositifs pédagogiques complexes ;
- savoir susciter et animer des démarches de projet comme mode de travail régulier ;
- savoir repérer et modifier ce qui donne ou enlève du sens aux savoirs et aux activités scolaires ;
- savoir créer et gérer des situations-problèmes, identifier des obstacles, analyser et recadrer les tâches ;
- savoir observer les élèves au travail ;
- savoir évaluer les compétences en train de se construire.
Il ne s’agit pas de renoncer aux disciplines, qui sont des champs de savoirs structurés et structurants. Il y a des compétences à dominante disciplinaire, à travailler dans ce cadre.
Dans l’enseignement primaire, il faut cependant préserver la polyvalence des enseignants, ne pas “ secondariser ” l’école primaire. Dans l’enseignement secondaire, on peut souhaiter des cloisonnements moins précoces et étanches, des professeurs moins spécialisés, moins enfermés dans une seule discipline et fiers de tout ignorer des autres. Il importe aussi de ne pas répartir tout le temps scolaire entre les disciplines, de ménager des plages favorisant des démarches de projet, des carrefours interdisciplinaires ou des activités d’intégration.
On ne formera des compétences dans la scolarité de base que si l’on exige des compétences au moment de la certification. L’évaluation est le vrai programme, elle indique “ ce qui compte ”. Il faut donc évaluer des compétences, sérieusement.
Mais cela ne saurait se faire par des tests papier-crayon. On peut s’inspirer des principes de l’évaluation authentique élaborés par Wiggins :
• L’évaluation n’inclut que des tâches contextualisées.
• L’évaluation porte sur des problèmes complexes.
• L’évaluation doit contribuer à ce que les étudiants développent davantage leurs compétences.
• L’évaluation exige l’utilisation fonctionnelle de connaissances disciplinaires.
• Il n’y a aucune contrainte de temps fixée arbitrairement lors de l’évaluation des compétences.
• La tâche et ses exigences sont connues avant la situation d’évaluation.
• L’évaluation exige une certaine forme de collaboration avec des pairs.
• La correction prend en considération les stratégies cognitives et métacognitives utilisées par les étudiants.
• La correction ne tient compte que des erreurs importantes dans l’optique de la construction des compétences.
Avant d’évaluer les changements, mieux vaudrait faire en sorte qu’ils s’opèrent, pas seulement dans les textes, mais dans les esprits et les pratiques. Cela prendra des années si on fait les choses sérieusement. Le pire serait de croire qu’on transforme les pratiques d’enseignement et d’apprentissage par décret. Le changement requis passera par une forme de révolution culturelle, d’abord pour les professeurs, mais aussi pour les élèves et leurs parents.
Lorsque les pratiques auront changé à large échelle, le changement exigera encore des années pour porter des fruits visibles, car il faudra attendre qu’une ou plusieurs générations d’élèves aient traversé tout le cursus.
En attendant, mieux vaut piloter, accompagner et faire réussir le changement que de chercher des preuves prématurées de succès.
12. Qu’est-ce qu’une reformulation des programmes comme celle-là peut faire dans un pays comme le Brésil ?
Votre pays est confronté au défi de la scolarisation de tous les enfants et adolescents et de la formation de professeurs qualifiés dans toutes les régions. Et aussi à l’inégalité devant l’école, à l’échec, aux abandons. L’approche par compétences ne va pas résoudre magiquement ces problèmes. Le plus grave serait, parce qu’on réforme les programmes, de désinvestir tout les autres chantiers. Seules des stratégies systémiques sont défendables.
Ne négligeons pas cependant trois apports de l’approche par compétences si elle va au bout de ses ambitions :
• elle peut accroître le sens du travail scolaire et modifier le rapport au savoir des élèves en difficulté ;
• elle favorise les approches constructivistes, l’évaluation formative, la pédagogie différenciée, ce qui peut favoriser l’assimilation active des savoirs ;
• elle peut mettre les professeurs en mouvement, les inciter à parler de pédagogie et à coopérer dans le cadre d’équipes ou de projets d’établissements.
C’est pourquoi il est judicieux d’intégrer dès maintenant l’approche par compétences à la formation - initiale et continue - et à l’identité professionnelle des professeurs.
N’oublions pas qu’en fin de compte, l’objectif principal reste de démocratiser l’accès aux savoirs et aux compétences. Tout le reste n’est que moyens !
Je continue à travailler sur la transposition didactique à partir des pratiques, sur les dispositifs de construction de compétences, tant à l’école que dans les formations professionnelles tertiaires.
Cela va de pair avec une réflexion sur les cycles d’apprentissage, l’individualisation des parcours, l’approche modulaire des curricula.
Je travaille aussi sur les stratégies de changement et leurs aberrations connues : démagogie, précipitation, recherche de profits politiques à court terme, poids démesuré des lobbies disciplinaires, simplification, incapacité de piloter et de négocier des changements complexes étalés sur dix ans au moins, difficulté de définir une juste autonomie des établissements.
Perrenoud, Ph. (1994) Práticas pedagógicas, profissão docente e formação : perspectivas sociológicas, Lisboa, D. Quixote.
Perrenoud, Ph. (1995) Ofício de aluno e sentido do trabalho escolar, Porto, Porto Editora.
Perrenoud, Ph. (1999) Avaliação. Da Excelência à Regulação das Aprendizagens, Porto Alegre, Artmed Editora.
Perrenoud, Ph. (1999) Construir as Competências desde a Escola, Porto Alegre, Artmed Editora.
Perrenoud, Ph. (1999) Pedagogia Diferenciada, Porto Alegre, Artmed Editora.
Perrenoud, Ph. (2000) Dez Novas Competências para Ensinar, Porto Alegre, Artmed Editora.